«Enterrement du fils de Victor Hugo en 1871» Tableau par André FOUGERON appartenant et exposé au Musée National d’Histoire et d’Art à Luxembourg
Actuellement, le Musée National d’Histoire et d’Art à Luxembourg expose dans la section «Peinture moderne» au 4e étage un grand tableau à l’huile intitulé Enterrement du fils de Victor Hugo. L’oeuvre mesure 3,46 m x 5,47 m et est datée de 1952, l’année du cent cinquantenaire de la naissance du poète.Le peintre, André FOUGERON, était né en 1913 à Paris et est décédé à Amboise en 1984. Proche, dans les années 1930, d’Aragon, il envisagea de rejoindre les Brigades internationales pendant la Guerre civile espagnole, mais choisit finalement de donner une expression artistique à ses convictions sociales. Ayant adhéré au Parti communiste français en 1939, il fut fait prisonnier comme soldat français en 1940, réussit à s’évader et s’installa en Zone libre, puis à Paris, où il participa à la résistance.Son oeuvre, où se mélangent diverses influences comme le «réalisme socialiste», l’hyperréalisme, la photographie ou encore la bande dessinée, se veut au service de la classe ouvrière: on voit le rapport avec Victor Hugo. (Voir le lien: https://fr.wikipedia.org/wiki/André_Fougeron)Le tableau que voici représente l’enterrement de Charles Hugo (Paris 1826- Bordeaux 1871), qui fut écrivain et journaliste et avait son domicile à Bruxelles. Partageant les idées socialisantes et républicaines de son père, il avait été condamné à la prison pour un article contre la peine de mort, en 1851. En 1871, il avait suivi son père à Bordeaux, où le poète fut député de la gauche «radicale» à l’Assemblée nationale qui s’y réunit, Paris étant assiégé par les Allemands. C’est à Bordeaux que Charles mourut d’apoplexie foudroyante (AVC), le 13 mars 1871. Son père le ramena en train à Paris. Le 18 mars, le cortège funèbre traversa la capitale de la gare d’Orléans au cimetière du Père Lachaise, où reposait déjà le père du poète, le général napoléonien Léopold Hugo. Le hasard voulut que l’enterrement eût lieu le jour même de l’insurrection qui allait s’appeler La Commune de Paris. Le peuple de Paris assiégé par les Allemands, en insurrection contre l’ennemi extérieur et intérieur – le régime conservateur au pouvoir –, salua avec respect la figure de Victor Hugo, père de famille éprouvé, figure tutélaire d’une République démocratique et fraternelle à construire.Au centre du tableau, l’oeil est attiré par le corbillard avec la lettre H et la figure de Victor Hugo en vêtements de deuil – qu’il portait en fait depuis le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 – et porteur de l’écharpe tricolore de l’élu du peuple. Or, il n’était plus, puisqu’il avait démissionné à Bordeaux pour protester contre la non-validation du mandat de Giuseppe Garibaldi comme député français. Le nom de Charles n’est pas cité dans l’intitulé du tableau.Sur le tableau, comme dans Les Misérables, le peuple est en train de dépaver les rues du centre de Paris afin d’ériger des barricades. A gauche, sur une barricade déjà érigée, un garçon au fusil semble un frère de Gavroche. On voit aussi un insurgé à la moustache blanche, signe que les personnes âgées se sentent autant concernées que les jeunes. Sont impliquées dans l’insurrection également des femmes – allusion à Louise Michel? –, comme combattantes, constructrices de barricades et victimes, l’une d’elle emmenant son enfant en bas âge et saluant Victor Hugo.Derrière le corbillard, on distingue des civils vêtus également de noir. On croit deviner la veuve du disparu, la Belge Alice Hugo-Lehaene, ou peut-être Juliette Drouet, la compagne du poète, son fils cadet, François-Victor Hugo, célibataire, traducteur et journaliste républicain, ainsi que des proches. À droite figure un groupe d’hommes en uniforme, des gardes nationaux précédés d’un officier sabre au clair, ses subordonnés jouant quelque musique funèbre. Il s’agit de « Fédérés », de futurs communards. Les communards sont les partisans du mouvement communaliste, qui connut une centaine de membres effectifs seulement.En bas à droite, un autre groupe d’insurgés met en place un canon: cette arme d’artillerie avait constitué un enjeu majeur entre le Gouvernement ultraconservateur présidé par Adolphe Thiers et les insurgés de gauche, qui réussirent à garder les canons installés sur la hauteur de Montmartre.Enfin, éclatant en haut du tableau, devant la colonne de Juillet: le drapeau rouge de la Commune de Paris accroché au fusil d’un ouvrier insurgé, lequel salue comme un danseur de ballet le père Hugo défenseur des démunis, tout comme une jeune femme aux épaules dénudées qui présente un bébé tout nu auréolé du rouge emblème, peut-être une image allégorique de la République laïque à naître. Cette figure féminine rappelle «la Liberté guidant le peuple», que l’on trouve sur le célèbre tableau d’Eugène Delacroix daté de 1830. Mais, en 1830, le drapeau était encore tricolore. Quant au drapeau rouge de la Commune de Paris, première insurrection de type prolétaire – même si Karl Marx a été très critique à l’égard du mouvement –, une (pieuse?) légende veut qu’un exemplaire de cette oriflamme enveloppe la dépouille de Lénine dans son mausolée de la Place rouge à Moscou.Ce que la reproduction photographique du tableau ne permet pas de distinguer, c’est la signature: a.fougeron 1952 et une citation de l’historien de la Commune de Paris, le journaliste et ancien communard Prosper-Oliver LISSAGARAY (1838-1901), que l’on trouve tout en bas, au niveau des pavés de rue:LE 18 MARS 1871. VICTOR HUGO MÈNE AU PÈRE LACHAISE LE CORPS DE SON FILS CHARLES. LES FÉDÉRÉS PRÉSENTENT LES ARMES ET ENTROUVRENT LES BARRICADES POUR LAISSER PASSER LA GLOIRE ET LA MORT. (L’Histoire de la Commune de 1871, 1876)Ainsi légendé, le tableau participe de ce qu’on appellerait aujourd’hui de l’art «conceptuel»: le peintre romantique n’avait pas besoin d’un texte explicatif pour s’exprimer.Le visiteur du Musée National d’Histoire et d’Art qui découvre le tableau peut se demander à juste titre quel en sont les rapports avec … Luxembourg.Il y en quelques-uns.Victor Hugo (1802-1885) avait visité plusieurs fois le Grand-Duché comme touriste, en 1862, 1863, 1864 et 1865. Il s’était ‘arrêté aussi dans la capitale, passant par le Marché-aux-Poissons où se trouve aujourd’hui ledit Musée national. Sa compagne, Juliette Drouet l’accompagnait toujours, généralement un de ses deux fils aussi. En 1871, après l’enterrement de Charles, le père se rendit à Bruxelles pour régler la succession du disparu qui y avait habité. Pendant ce séjour dans la capitale belge eut lieu à Paris la «Semaine sanglante» (fin mai 1871): le Gouvernement de Thiers écrasa dans le sang l’insurrection communarde, faisant des milliers de morts, notamment les fusillés du «Mur des Fédérés» au Père Lachaise, non loin de la tombe de la famille Hugo.Les communards s’étaient eux-mêmes rendus coupables de crimes de sang et d’exactions diverses. Tout en comprenant leur amertume et en approuvant leurs objectifs d’ailleurs empruntés en partie à ses propres idées – autonomie de la Ville de Paris, laïcité du régime politique, mesures sociales, union libre, égalité de l’homme et de la femme, respect du travail et du travailleur, droit à l’éducation pour tous, etc. –, l’auteur des Châtiments (1853) désapprouvait le recours à la violence physique par les communards, les Fédérés; mais il condamnait encore davantage la répression terrible exercée par le Gouvernement conservateur, qui avait pris la succession du Second Empire que lui-même avait combattu pendant son exil.Expulsé de Belgique parce que le Gouvernement de Léopold II ne lui permettait pas d’offrir à Bruxelles l’asile politique aux communards menacés de mort à Paris, Hugo choisit de se réfugier dans le Grand-Duché de Luxembourg, ne pouvant rentrer dans sa patrie où il risquait au moins la prison, sinon pire. De fait, sa position courageuse, mais critique vis-à-vis des deux bords, lui valait la méfiance de la Droite, qui le prenait pour un «partageux», un communiste – ce qu’il n’était pas, loin de là – et d’une partie de la Gauche – qui lui reprochait des réflexes religieux et traditionalistes comme sa défense de la propriété privée.Il arriva avec les siens à Luxembourg le 1er juin 1871, resta une semaine dans la capitale, puis s’installa à Vianden, qu’il quitta le 23 août pour Diekirch, puis Mondorf, d’où il rentra à Paris le 23 septembre. Pendant ce séjour de trois mois et demi au Grand-Duché, il conçut et rédigea un grand nombre de poèmes sur la Commune de Paris et sa répression. N’y ayant pas assisté en personne, il avait eu la possibilité d’écouter, de transcrire et de magnifier le témoignage d’une jeune femme de dix-neuf ans, Marie Mercier, qui avait été la compagne d’un communard fusillé et avait vécu à Paris des scènes de massacre. A Vianden, où elle se réfugia, elle fut la maîtresse du poète, qui avait l’âge d’être son grand-père (soixante-neuf ans). Dans son recueil poétique L’Année terrible (Paris, 1872), Hugo évoque en termes épiques la guerre civile entre le Gouvernement Thiers et le régime communaliste. Dans ce recueil est publiée notamment la pièce intitulée «L’Enterrement», numérotée «Mars IV» et encore datée de Paris:Le tambour bat aux champs et le drapeau s’incline.De la Bastille au pied de la morne collineOù les siècles passés près du siècle vivantDorment sous les cyprès peu troublés par le vent,Le peuple a l’arme au bras; le peuple est triste; il pense;Et ses grands bataillons font la haie en silence.Le fils mort et le père aspirant au tombeauPassent, l’un hier encore vaillant, robuste et beau,L’autre vieux et cachant les pleurs de son visage;Et chaque légion les salue au passage. […]Un ouvrier typographe, puis journaliste, le Luxembourgeois, François Martin (1848-1937) laisse des Mémoires manuscrits inédits,rédigés en allemand, où il est question du jour de l’éclatement de la Commune. Lui-même avait combattu comme volontaire du IIIe régiment de zouaves à La Rochelle. Etant donné la famine qui régnait à Paris et l’état de siège, beaucoup de gens à faibles revenus s’engagèrent aussi pour des raisons matérielles: les 20 sous de solde. La Garde nationale avait été convoquée pour la défense de la République proclamée le 4 septembre 1870. Beaucoup d’entre eux prirent par la suite fait et cause pour la Commune, qui défendait leurs intérêts matériels immédiats. François Martin rapporte que, le jour de l’enterrement de Charles Hugo, il y avait des Luxembourgeois parmi les membres du service d’ordre qui montaient la garde autour de son cercueil un instant exposé aux pieds de la colonne de juillet, place de la Bastille.Ces Luxembourgeois étaient des émigrés que la pauvreté du Grand-Duché encore essentiellement agricole avait attirés à Paris, où ils étaient cochers, concierges, cuisinières, femmes de chambre, bonnes à tout faire, gens de maison, modestes artisans, ouvriers, journaliers, prolétaires.Selon François Martin, il y eut aussi des Luxembourgeois tués lors de la Semaine sanglante, notamment au Père Lachaise: «Auch Luxemburger Fleisch und Blut ruht unter dem Boden vor dieser Mauer.» («Dans le sol devant le mur des Fédérés reposent aussi de la chair et du sang luxembourgeois.»)Deux Français, Martin et Sordet, que la tradition orale donne comme communards réfugiés à Luxembourg après la Semaine sanglante, sont décédés dans la capitale luxembourgeoise en 1872 et y ont trouvé leur dernière demeure. Depuis 1926, la Gauche luxembourgeoise (Parti ouvrier socialiste, Section luxembourgeoise des Amis de la Commune de Paris) honore chaque printemps leur mémoire au cimetière de Luxembourg-Pfaffenthal.Ainsi, le tableau monumental d’André FOUGERON, que ses descendants en indivision ont légué comme don au Musée national d’Histoire et d’Art à Luxembourg, qui venait d’acquéreur deux de ses oeuvres en 2004, prend une dimension presque patriotique pour les Grand-Ducaux. C’est qu’à Luxembourg aussi, pays décrié comme «paradis fiscal», on sait témoigner le respect dû aux combattants au service de la dignité humaine et promouvoir les droits des petites gens si éloquemment défendus par un grand écrivain qui fut réfugié dans nos Ardennes.
Bibliographie
- HUGO, Victor, L'Année terrible, Paris, 1872.
- MARTIN, François, Mes Mémoires. Meine Memoiren. Erinnerungen aus meinem vielbewegten Leben, texte manuscrit en allemand, inédit, Archives nationales, Luxembourg, 8 volumes; «Kleines Feuilleton. Die Luxemburger in Paris unter dem zweiten Kaiserreich und der ersten Dekade der dritten Republik und die Luxemburger im Ausland während des Weltkrieges», Der Landwirt. Journal de la Sûre, Diekirch, 8 papiers non signés, publiés entre le 31.03. et le 4.04.1920.
- PFAFFENTHALER SEKTION DER LUXEMBURGER SOZIALISTISCHEN ARBEITERPARTEI, Luxemburg und die Commune von Paris, Luxembourg, 1971.
- ROLLAND, Marie-Laure, «Un musée, un objet. Une toile XXL sortie des placards. Le MNHA expose la plus grande toile de sa collection signée du peintre communiste Fougeron»,Luxemburger Wort, 25.07.2016.
- WILHELM, Frank, Luxembourg – Paris – Luxembourg 1871. Migrations au temps de la Commune. Victor Hugo sympathisant des communards, lors de son séjour luxembourgeois en 1871?, Luxembourg, vol. IX des Publications scientifiques du Musée d’Histoire de la Ville de Luxembourg, 2001.
- MUSEE NATIONAL D'HISTOIRE ET D'ART, Marché-aux-Poissons L-2345 LUXEMBOURG