« Pour le bicentenaire de Victor Hugo. Lieux d’exil en trois tableaux »

GUERNESEY
(1855)

Les brèves étreintes de l’Océan
portant dans leur assaut
les violences désordonnées
de l’infini.

Ilot rêvé
encoquillé dans le silence,
à respirer les jours de pluie.

Un lieu griffé
par l’alchimie
des millénaires.
Île de corsaires,
un rien de terre,
un rien de pierre
conquis sur l’Océan,
brûlant sa lourde couronne d’épines.

Menhirs fantômes
guettant l’odeur des pierres
pour s’accoupler
aux paradis perdus.

Inoccupés
et nus de vie et de silence.

Terre orpheline
parmi tous ces absents
que la lumière barbare
a enterrés.

La vie
qui va à quatre pattes,
la vie aux ailes d’oubli,
à l’encre noire.

Chemins errants de la mémoire,
lenteur d’une marée basse
sur la fatigue des sables endormis.

Bateau – vision
dans l’infini sans fond
où résonnait
son pas de voyageur traqué.

Rocher
où il allait couler son rêve
dans d’autres rêves.

Nommer, toujours nommer
avec les mots de la colère
avec les cris de la passion,
avec l’écho des amourettes,
avec la haine des opprimés,
avec les larmes de la tristesse,
avec le chant du « grand néant »,
avec le souffle des visions,
avec le doute de la mémoire.

Et Hauteville House,
poème de trois étages :
jeux de lumières
jeux de miroirs,
blasons noyés dans le passé
des coffres désossés.

Panneaux de bois sculptés,
poids des ancêtres
avec le choc des mots
comme signe de liberté cherchée.

Le puits Saint-Georges
où les jeunes filles
attendent l’image de l’homme
qu’elles voudraient épouser.

Nuits essoufflées
dans la morsure
de ses désirs complices,
pour s’inventer une autre soif,
d’autres envies
mille fois recommencées.

Cherchant cette chair
plus solitaire,
plus tendre que jamais,
une chair heureuse,
dressée entre deux pluies.

Cri de plaisir
couché,
déboutonné,
cri nu piégé dans l’autre :
l’indécente ou la saphique,
la scandaleuse ou la naïve,
mêlant amour et sortilège,
le pur avec l’impur
chantant le cru des souvenirs.

Adèle, cousine et femme,
maîtresse du grand Sainte – Beuve,
Juliette, son merveilleux « oiseau de flamme »,
qui est entrée dans la légende,
la belle Marie et toutes ces ancillaires
qui partageaient son lit.

Chaleur de corps
où il voyage
entre le cri et le moment taureau.

Ô, Guernesey,
vieille terre
avec tes aubes et tes refuges,
debout dans les odeurs sauvages
des chevaliers errants
de tes légendes.

Âges de la terre,
figés dans la mémoire des pierres
tombant au ralenti
dans la parole
du chantre exilé.

Les roches écorchent le jour
sur l’échiquier du temps.

Un ciel sans mots de ciel
qui fera signe au poète
que ses errances n’ont pas cessé

VIANDEN
(1871)

Pays de pluies,
pays de schiste
ouvrant l’écluse du nord
pour libérer
le lent tumulte de l’Our.

Les pieds des roches
restent dans le flux
qui, brusquement, s’égare
dans la vallée boisée.

En face,
le fier château :
remparts, créneaux,
donjons, tourelles
avec l’écho des chevaliers-fantômes.

Un fleuve d’images
perdu dans le brouillard
d’un chant épique
charriant de l’or,
des cendres et des pierres.

Mots pleins de neige,
de monstres, d’ombres
et de crépuscules.

Toile d’araignée
guettant l’abîme fatal,
farcis de spectres millénaires ;
cosaques, hussards
Napoléon, l’Espagne sanglante
et puis son père,
le général au sourire doux.
L’odeur du sang,
demain l’odeur des morts …

Le souvenir :
plume et lavis d’encre
brune et noire,
gouache et aquarelle,
grattages, papier vélin …

Le noir hideux
sous les assauts des vents,
tambours de pluies
dans l’agonie des rêves.

Nuits cauchemardesques
face à la solitude
et face au froid.

Chansons des rues,
chansons des bois,
chansons de geste,
les mots mille fois écrits
et mille fois répétés
sortant du fond obscur des rêves.

Il noue et il dénoue,
il mêle et il démêle,
il crée et il recrée
le vice et la vertu,
Cosette et Jean Valjean,
Gavroche et puis Javert
et il devient le Père Noël
d’un siècle en marche
matrice de ses visions.

« Un moissonneur de l’éternel été »
jetant
« négligemment sa faucille d’or »
sur les orages d’un ciel
tant désirés
pour réveiller l’esprit des morts.

Un saltimbanque des mots
nés dans la violence du vrai,
et ce corps nu
brossé par petites touches
dans l’eau de l’Our.

La soif charnelle,
l’amour en vers
pour l’insatiable corps en fête,
l’inépuisable volupté
qui devenait légende publique.

Nuits impudiques,
les voix nocturnes des femmes :
Juliette encore
et son petit bonheur annuel,
cette petite vie
dans l’ombre du satyre
et cet « amour qui était faute
et qui devient vertu … »

Juliette
un nom qui vire au blanc
comme une absence
en pleine lumière.

Et puis, Marie sans gêne,
donnant à l’aube
sa part de nudité
et de tendresse.

Et Léonie, l’envahissante,
plus tendre que jamais,
ce corps du premier souffle
ou ce corps qui n’est que signe
et plaque tournante
de deux désirs.

Passer d’un corps à l’autre,
d’un désir à l’autre :
mascarade au ralenti
qui s’accélère
pour pénétrer,
pour étouffer,
glissée dans une fissure
de la mémoire,
pleine à vrai dire
des années mortes
prises dans l’obscur glacier
du temps d’exil.

Adieux sculptés au clair de lune,

là,
où les mots ne témoignent plus.

Langage des siècles violents
avec ce cri brûlant
dans la blessure d’un château fort,
paroles dépaysées
envahissant les ruines,
les lits de schiste
avec ce qui s’éteint,
entre le dit et ses oublis.

Monde sans écho
dans le sourires des femmes.
Une voix sans bouche
peuplée d’ailes mortes.

ALTWIES / MONDORF
(du 22 août au 23 septembre 1871)

Vieille terre française
entre Mondorf et Rodemack,
lieux pleins de paix rêvée,
d’étés inachevés
où il y a mieux
que ces histoires de rois cruels,
que ces manoirs au feu follet
où la petite rivière
chemine les libertés à vivre
et déjà vécues.

Avec, à l’arrière fond
tous ces châteaux
rêvant leur monde
et leur passé.
Toutes ces années trop lourdes
sur la patience des hommes,
tous ces soleils
qui ont séché les larmes
et toutes ces femmes
qui coulent comme une seule source
vers les saisons fertiles
naissant dans leurs envies.

Visions des amoureux
qui font guérir le temps
quand ils se couchent
dans le silence nocturne
des herbes.

Adieu Adèle,
chère femme et chère amie !

Adieu Léopoldine,
chère fille et bien aimée
noyée sept mois après tes noces !
Bonne nuit Juliette,
maîtresse fidèle,
et n’oublie pas
ce mardi gras,
en mil huit cent trente-trois !
Salut Marie chérie,
jeune chair docile,
corps à l’écoute de mes désirs !

Bonjour,
ce doux réduit d’amour,
nommé Altwies,
voilé de mille chimères
et d’arbres en habit de fête
à quelques pas d’un clair ruisseau,
cette haute maison (Hôtel de Paris)
mêlée aux plis tremblants
de ces eaux vives
faisant éclore
les fleurs fragiles
d’une liberté promise.

Et il écrit ses rêves
couleur de vie
sur ses désirs inassouvis
et il écrit encore
la Liberté en majuscule :
la liberté
contre l’horreur et l’échafaud

Mondorf, Altwies,
Schengen, Aspelt,
ce coin de terre
aux trois frontières
et l’incendie au fond des yeux,
au fond du cœur
avec des souvenirs
qui, lentement
grandissent
dans un murmure :
père d’ascendance lorraine,
ce général au doux sourire,
le défenseur de Thionville,
avide de gloire ………….
Cette vie
qui « n’est qu’une phrase interrompue ».

Hier était le monstre
et Demain sera (peut-être) l’ange .
Cela a commencé par un sourire
et continue par un sanglot
pour s’endormir
avec le clairon sourd
du grand abîme.

Une lueur d’aube :
l’homme siècle
annonçant le grand printemps
des peuples opprimés.

Le crépuscule :
l’homme siècle
et son geste de vie trompée
qui creuse le vide.
Le temps
ne laissant rien derrière
et n’offrant rien devant.

L’Homme – siècle
ou le temps d’un dire :
bleu
dans les mots de ses poèmes,
blanc sur la neige de ses exils,
rouge
sur le sang des souvenirs.

L’homme – siècle
ne laissant
aucun passage
entre la cendre et l’adieu,
entre le dit et le non-dit
et entre crime et châtiments.

Mémoires d’une âme

Satyre
sortant de la Légende des siècles
pour renaître
dans les coeurs rebelles
d’un autre âge
qui parle à nous
avec sa voix :
« Rappelle-toi
que vouloir est la force
et qu’atteindre est la loi.
L’obstacle est là ;
sans doute il attend
qu’on le brise.
Ce qu’a fait Prométhée est fait,
la flamme est prise.
Elle est sur terre,
elle est quelque part,
l’homme peut la retrouver,
grandir, vivre, exister,
s’il veut »

11 juillet 2002
Émile Hemmen

Bibliographie

  1. Emile HEMMEN est né en 1923 à Sandweiler (L).
  2. Auteur de poèmes en luxembourgeois et d'un roman en allemand, il a publié une vingtaine de recueils poétiques francophones.
  3. Pour s'informer sur son oeuvre publié, consulter l'anthologie qui vient de lui être consacrée:
  4. Emile Hemmen. Poète, Luxembourg, médiArt, 2008.
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